Un anthropologue engagé :
Né en 1876, anthropologue de métier, Paul RIVET était directeur du musée d’Ethnographie du Trocadéro. Il avait accordé très tôt une place importante à la dimension sociétale du scientifique : alerter des dangers qui menacent la société et éveiller les consciences. Ainsi, dès 1933, se rendant à Berlin, il avait été choqué par la montée du nazisme et de l’antisémitisme puis avait accueilli des Juifs allemands exilés au Musée d’Ethnographie du Trocadéro et essayé de leur trouver un emploi. En outre, il avait été le fondateur et président du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) créé le 5 mars 1934. Ce dernier rassembla des intellectuels décidés à lutter contre la montée du fascisme naissant jusqu’en 1936 (Benito Mussolini était arrivé au pouvoir en octobre 1922, Adolphe Hitler en janvier 1933).
Il est passionné par l’Homme avec un grand H et déclarait pour expliquer la transformation qu’il fit subir au musée d’Ethnographie en créant le musée de l’Homme (passant ainsi de l’ethnographie à l’anthropologie) : « j’ai voulu indiquer que tout ce qui concernait l’être humain, sous ses multiples aspects, pouvait trouver sa place dans ses collections » (1937).
Une résistance spontanée :
Paul RIVET apprend le début de la guerre alors qu’il est en mission de terrain en Amérique du Sud. Toutefois, il rentre en France alors qu’elle en est encore à son stade de « drôle de guerre »
Le matin du 14 juin 1940, avant même le discours du Maréchal PETAIN prônant l’armistice et la reddition à l’ennemi et alors que les troupes allemandes défilent sur la place du Trocadéro, il ouvre les portes du Musée de l’Homme, puis y placarde le poème If de l’écrivain britannique Rudyard KIPLING dans sa traduction française d’André MAUROIS (Tu seras un homme, mon fils) et ce, alors même qu’il avait défendu des positions pacifistes jusqu’alors. Appel vibrant à la résistance et au courage, plein d’humanité, ce poème, bien qu’écrit à la fin du XIXe, trouve tout son sens dans le contexte bien particulier de la Seconde Guerre mondiale :
« [...] Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour, Pourtant lutter et te défendre,
Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter les sots,
[…]
Si tu peux conserver ton courage et ta tête Quand tous les autres les perdront,
[…]
Alors, les rois, les dieux, la chance et la victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut mieux que les rois et la gloire,
Tu seras un homme, mon fils. ».
Par cette action, Paul RIVET met en acte les valeurs qui sont les siennes et affirme le musée de l’homme comme « une sorte de garant institutionnel de l’humanisme et de l’internationalisme » pour reprendre les mots d’un texte rédigé en 1997 par un collectif pour la rénovation du Musée de l’Homme et présenté à la Commission culturelle du Sénat. Dans sa troisième lettre au maréchal PETAIN, il évoque le poème : « Depuis l’époque, déjà bien lointaine, où j’ai connu ces nobles préceptes, je me suis promis d’en faire les règles de ma vie. Hier, comme aujourd’hui, comme demain, j’ai tenu, je tiens et je tiendrai cet engagement. ». Avec ces mots, écrits après qu’il ait été démis de ses fonctions, Paul RIVET souligne l’importance des vers de KIPLING, les plaçant comme justification et moyen de sa résistance à lui, intellectuel engagé, défenseur de l’« homme ».
Il fait partie de ces rares Français qui entendent le discours du 18 juin du général DE GAULLE. A son propos, il écrira : “Je me rappelle encore […] mon envie d’entendre quelque chose qui ne soit pas les mensonges du gouvernement français ou des Allemands. Il faut avoir vécu ces minutes pour comprendre le rôle que cet homme a joué et continuera de jouer dans la libération de la France. (RIVET Paul, “La Resistencia en Europa")
Un résistant politique :
Paul RIVET ne participe pas pleinement aux activités du groupe. « Il n’est pas fait pour la clandestinité » selon Anne HOGENHUIS, d’autant plus qu’il est une personnalité publique étant élu du Front populaire et fondateur du Comité de vigilance antifasciste et considéré droite collaborationniste comme « judéo-maçonnique », ce qui lui faisait courir le risque d’être arrêté. Paul RIVET décide donc d’agir au grand jour, sans cacher ses convictions anti-pétainistes qui le mettent sérieusement en danger, si bien d’ailleurs qu’il fait partie de la liste des personnalités à évacuer. Ainsi, il participe à des conférences données par des universitaires à la Sorbonne qui, bien que traitant de sujets scientifiques, sont rapidement connues pour les multiples allusions à l’Occupation et au nazisme qui y sont faites (Rivet y démontre l’absurdité du racisme par exemple). Selon les propres mots de RIVET (seconde lettre au maréchal Pétain), ces conférences ont permis au « peuple parisien [de reprendre] courage en constatant que la capitale n’avait pas été abandonné par toute son élite ». Par ailleurs, il adresse une lettre ouverte au maréchal PETAIN le 14 juillet 1940 (soit 4 jours après que ce dernier a pris les pleins pouvoirs, procédure réservée aux heures sombres de la République). Il y écrit les mots suivants :
« […]
J’ai lu, […] avec stupeur, les noms des collaborateurs que vous avez choisis. Vous avez […] appelé la France au travail, […] promis que « désormais, le gain resterait la récompense du labeur » […] ; condamné la finance internationale ; et vous avez choisi pour réaliser ces tâches, des politiciens dont le passé est lourd de compromissions, des hommes de finances pour lesquels l’argent restera toujours le but essentiel de la vie […].
Monsieur le Maréchal, pardonnez-moi de vous dire que vous vous tromper ou que l’on vous trompe. Le peuple de France subira sans doute les gouvernants que vous lui imposez, mais n’attendez pas de lui une adhésion du cœur et de l’esprit comme celle que les armées de Verdun, marchant par votre ordre à la mort et à la victoire, vous ont si magnifiquement donnée autrefois.
[…]
Monsieur le Maréchal, le pays n’est pas avec vous, la France n’est plus avec vous.
Le peuple de France, dans sa détresse, acceptera pour un temps une Constitution que lui enlève les plus sacrés de ses droits ; mais, à ses yeux, elle gardera toujours le stigmate d’avoir été inspirée par le vainqueur.
La liberté ne peut pas mourir dans le pays qui l’a vue naître et qui l’a répandue dans le monde. Le jour de la révolte viendra. Ne préparez pas, ne laissez pas se préparer cet affreux avenir. Ne permettez pas que l’histoire associe le nom du héros de Verdun à une œuvre aussi funeste et aussi périlleuse »
Cette lettre montre très bien la volonté de Paul RIVET de ne pas laisser l’Allemagne nazie devenir maîtresse de la France, la volonté de se battre pour la « liberté », les « droits [des citoyens] » et, dans une plus large mesure, contre le totalitarisme nazi tel qu’il l’a aperçu lors de son voyage outre-Rhin en 1933.
D’autre part, à l’image de la majorité des Français, Paul RIVET montre une forme d’admiration, ou plutôt, de respect pour le maréchal PETAIN, qu’il désigne par l’antonomase souvent employée de « héros de Verdun ». En effet, P. RIVET, comme 70 % des poilus, avait combattu à Verdun dès avril 1916. Il semble aussi considérer le Maréchal comme victime d’une manipulation : « on vous trompe » le prévient-il. L’image de P. PETAIN telle qu’elle est développée dans la lettre est aussi celle d’un homme sage, fort de ses multiples années passées à servir la France dans lequel P. RIVET a confiance, ou du moins, croit-il en sa capacité d’infléchir la politique allemande, d’où la lettre qui lui demande de ne pas « préparer cet affreux avenir ». Si on pourrait croire que Paul RIVET, par cette lettre, adhère à la thèse développée plus tard par Raymond Aron dans Histoire de Vichy, dite « du bouclier et de l’épée » qui soutient notamment que les décisions prises par le maréchal PETAIN avaient pour but de contenir la violence de l’occupant, une nuance doit être faite puisque Paul RIVET accuse directement P. PETAIN de mettre en place une Constitution « inspirée par le vainqueur » et surtout, de choisir des conseillers mal-appropriés.
Le fait que la lettre soit datée du 14 juillet est aussi fortement symbolique. En effet, elle rappelle la volonté de liberté de Français qui, un siècle et demi auparavant, s’étaient battu pour que le peuple soit souverain. C’est aussi l’évocation d’un combat mené par plusieurs générations pour imposer un régime démocratique, des espoirs de ceux qui l’ont transformée pour la rendre capable d’affronter les siècles et de ceux qui sont morts pour la défendre. Or, quatre jours avant la rédaction de cette lettre, la République, trop faible pour se défendre elle-même et trop critiquée pour être défendue, s’était en quelque sorte dissoute elle-même en accordant les pouvoirs exceptionnels au ‘héros de Verdun’.
Lettre au maréchal PETAIN
Paul RIVET, surtout du fait de son vaste réseau de connaissances et la couverture qu’il lui offre, est un atout important pour le groupe de VILDE. C’est ainsi lui qui met en relation VILDE et Agnès HUMBERT, du groupe des écrivains, lui aussi qui prête la ronéo du musée qui permet d’imprimer le journal Résistance. Il traduit aussi les discours de ROOSEVELT et de CHURCHILL qui servent à la contre-propagande et apportent de l’information non-censurée au groupe des écrivains. Il écrit une deuxième lettre au maréchal PETAIN pour protester contre la décision prise par les autorités de relever de ses fonctions son ami Gustave ROUSSY, recteur de Paris accusé de ne pas « tenir la jeunesse », allusion aux manifestations du 11/11/1940. Au-delà de la plaidoirie pour la défense de l’universitaire, il y dresse un tableau de la situation à Paris ainsi qu’une critique de l’occupation allemande, le tout dans un style respectueux mais accusateur : « Si ces conseils, si ces ordres n’ont pas été entièrement écoutés, c’est […] parce que les sentiments de la jeunesse estudiantine correspondant exactement aux sentiments de l’immense majorité de la population parisienne. Cette population souffre, depuis plusieurs mois, physiquement et moralement, et ses souffrances augmentent de jour en jour. La révolte des cœurs s’associe à la révolte des estomacs. La maladresse inouïe de la propagande allemande par la presse et la radio est un des facteurs essentiels de cette hostilité, sans cesse croissance, contre l’envahisseur. Par un manque absolu de psychologie, par une méconnaissance complète des réactions françaises, l’Allemagne a perdu la guerre de la propagande. [...]
Dans l’intérêt même de la politique que vous avez adoptée, Monsieur le Maréchal, cet état d’esprit est d’une extrême gravité. Cette politique ne peut en effet aboutir qu’avec le ralliement des cœurs et des esprits ou tout au moins qu’avec une passivité résignée de la population. ». Par cette lettre, RIVET sent bien qu’il se met pleinement dans le collimateur de la gestapo, qui a arrêté son ami et compagnon de lutte du CVIA, l’universitaire Paul LANGEVIN.
Paul RIVET est démis de ses fonctions le 19 novembre. « Le coup qui me frappe ne m’a pas surpris. Je l’attendais depuis le 14 juin, mais j’avais le grand espoir qu’il ne viendrait pas du côté français. » écrit-il dans sa troisième et dernière lettre au maréchal PETAIN. La détermination dont il fait part pour continuer de suivre les préceptes d’If dont « garder son courage et sa tête quand tous les autres les perdront » ou bien « être fort sans cesser d’être tendre » pourrait laisser penser qu’il s’engagera plus directement dans la résistance. Mais Christine LAURIERE admet : « On sait peu de choses sur sa vie entre sa révocation et le début de février 1941. ». Toutefois, il semble impensable qu’il cesse de veiller à son musée, d’autant plus qu’il y habite. Ses anciens collègues l’informent donc probablement de ce qui s’y passe.
Il ne se décide à abandonner le musée que le 10 février 1941 pour gagner la zone libre, les menaces d’une arrestation ciblée d’opposants au régime le contraignant à agir ainsi. Il quitte donc son appartement le 10 au soir pour passer la nuit dans un petit hôtel en face de la gare. Ce même jour la police allemande pénétrèrent au Musée de l’Homme pour l’arrêter ; et le soir du 11, ses collaborateurs, Anatole LEWITSKY et Yvonne ODDON, sont arrêtés. Il rejoint la Colombie où il reste en contact avec la France libre et incarne la résistance intellectuelle au nazisme. En 1943, il est fait attaché culturel de la France combattante pour l’Amérique latine, à Mexico. A son retour en France une fois le territoire libéré, il continuera son combat pour le respect de l’homme à l’UNESCO, en luttant pour l’indépendance de l’Indochine ou encore en préconisant une décolonisation progressive de l’Algérie. Il s’engagera aussi et de nouveau en politique au sein de la SFIO. Encore aujourd’hui, il demeure un brillant exemple d’engagement intellectuel et humain.
Sources :
Le Nouveau Musée de l’Homme, de Jean Pierre MOHEN (citation)
Christine LAURIERE : Paul Rivet (1876-1958), Le savant et le politique (sur : https://journals.openedition.org/nuevomundo/3365#tocto1n1 )
Paul Rivet, Vichy et la France libre 1940-1944 (Nicole Racine) https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2007-1-page-8.htm
Du côté du musée de l'Homme : nouvelles approches de la Résistance pionnière en zone occupée Julien BLANC
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